Dakar

Il fait nuit. Je m’extrais du magma des passagers freinés par les sévères contrôles de police, visa, empreintes digitales, lieu d’hébergement ?-CERADS-connais pas. Dehors, une foule se presse derrière les barrières, mais un petit bout de bonne femme agite fortement ses bras au-dessus de sa tête. Maryse. Ouf ! Je ne suis pas seule, perdue en terre africaine. Eugène nous conduit par des voies détournées à travers des travaux vers le bistrot – ouvert – pour attendre Bertrand qui arrive par le vol suivant. Lui, partira dès le lendemain vers l’est, sur son terrain de fouilles… hydrauliques.

Mon premier contact sénégalais sera avec madame Sy, infirmière retraitée. Je comprends qu’avec l’ami psychiatre qui m’a donné ses coordonnées, ils ont fait un sacré tandem, allant parfois voir le malade jusque chez lui. C’était au temps du grand Colomb, un psychiatre qui avait su allier les thérapies occidentales aux pratiques traditionnelles, toute la famille campant au besoin avec le malade dans l’enceinte de l’hôpital. Tout ça est bien fini.

L’evidence based medecine qui ravage la psychiatrie française semble être venue jusqu’ici. Il faut mesurer, mesurer, pour prouver. Mais comment mesurer le mal-être de ceux qui l’expriment en wolof et prouver que notre médecine vaut mieux que la leur (mis à part les neuroleptiques qui font cesser le délire… sans le guérir) ? Heureusement, le CERADS est arrivé qui, dans un autre domaine, et avec d’autres ONG, prend soin des africains. Des africaines surtout, d’ailleurs.

Nous avons vu la mer, N’Gor, Gorée. Et déjà, devant cette eau qui enserre la ville, Patrick rêve et nous incite à rêver avec lui. Du zodiac et de ses 50 CV. Pour l’instant, le zodiac, donné au CERADS est en Normandie. Un peu cassé. Pas gravement. Un réparateur de Dakar le remettra en état quand il arrivera dans sa grande caisse. Pour qui ? Pour les apiculteurs de Dionewar qui auront besoin d’aller d’île en île s’occuper de leurs ruches.

Mais avant, le zodiac fera le grand voyage de Dakar au Sine Saloum.Pour ses dix places-passagers potentielles, il y a déjà beaucoup d’amateurs… à condition que le skipper ne soit pas Patrick, plus compétent sur les eaux souterraines que sur la mer, tout breton qu’il se prétende. Mais il n’est pas le seul à rêver : au point d’attache future, on prévoit pour le bateau bien d’autres emplois que les ruches, comme emmener les malades sur la terre ferme plus vite que la lourde pirogue à moteur qui fait office d’ambulance actuellement.

Le Sine Saloum.

Ah! Le voilà enfin, au bout de la route, avec ses bolongs (chenaux) et ses palétuviers ; ses oiseaux qui lancent leurs cris étranges dès la fin de la nuit et viennent au petit déjeuner sauter de branche en branche, montrer leurs ventres rouges, jaunes, beiges ; les bleus, on les verra plus tard sur la lagune.

Las ! le gros baobab, devant Darou Salam, la maison de Mustapha et Lamine, s’est effondré, ses bases rongées par l’avancée de la mer. Mais plus loin, Marc a fait construire un splendide bâtiment où sera traité le miel. Pour l’instant il attend les premières récoltes. Les abeilles ont bien voulu s’installer dans trois ruches, la quatrième attend d’être colonisée. Et la pirogue nous emmène, entre dauphins, oiseaux et rares pêcheurs encore à la voile, sur l’île déserte où l’on installera les suivantes. Pour ce jour, nous avons seulement pris un bain de rêve.

Au retour sur la grande île, c’est la vie de village qui nous attend. Une vie comme autrefois. Les pêcheurs réparent leurs filets… de nylon; les charpentiers construisent à la main une gigantesque pirogue en acajou sénégalais ; les femmes vaquent à leurs occupations habituelles, vendent de menus objets, s’entraident pour hisser sur leur tête les lourdes bassines d’eau; elles décortiquent les coques et les font sécher par terre sur des carrés de plastique avant de les réduire en farine goûteuse ; et les enfants se pressent devant nos appareils pour se faire photographier. Paradis écologique pour touristes ou village en panne de développement pour les autochtones ? Fasse le miel patronné par le CERADS leur apporter un peu plus de bien-être.

Et nous voici partis pour traverser en biais tout le Sénégal, pendant des heures et des heures sur une route – bonne, quoiqu’en dise Patrick, pour moi qui ai traversé d’autres pays africains – sur une terre plate, une savane sèche aux acacias plus ou moins épanouis, parsemée de maigres troupeaux de zébus aux cornes impressionnantes et de rares moutons qui ont oublié qu’ils devaient porter de la laine (ils ont chaud comme nous !). Ça et là des villages de torchis et de chaume, quand les maisons ne sont pas entièrement végétales.

VILLAGE

L’Afrique millénaire, en somme !

Mais d’abord un arrêt à l’école de Peulga. Jour férié, il n’y a personne, rien que les installations du CERADS à reconnaître : toilettes, traitement des eaux usées par filtre à sable vu la constitution du terrain géologique particulièrement difficile. Bien, dit Patrick, ils n’ont rien cassé, tout est en état de marche. Ah oui ! mais ça ne marche pas, puisqu’on ne fait pas couler d’eau. Moi, la parisienne encore rationaliste, je déprime : si on ne s’en sert pas, à quoi ça sert !

Nouvel arrêt, à la grande mosquée de Djourbel. Comme nous ne sommes pas musulmans, on ne nous laisse pas entrer. Peu importe, après avoir vu celles d’Ispahan, Damas, Le Caire, Istamboul, je trouve cette mosquée du XXe siècle peu attrayante. Oui, mais, grâce aux confréries soufies développées à partir du XVIe siècle notamment à Touba et Djourbel, l’Islam sénégalais est un Islam ouvert, pacifique. Ici, pas d’extrémistes violents, pas de femmes voilées, une cohabitation paisible avec les minorités chrétiennes.

Le Fouta

Enfin nous y sommes au but de notre voyage, la région de Matam où nous retrouvons Bertrand et sa chaine d’arpenteur, faute de moyen plus moderne pour mesurer profondeur et distance des puits. Bertrand qui me paraît le « savant » de la bande, quand le touche-à-tout qui s’occupe de l’eau et des finances, du local et de la maison, de la voiture et du bateau… fait plus amateur ; mais peut-être, je le calomnie complètement et , de toute façon, il est bien entendu que ceux du CERADS sont les meilleurs à côté de ceux d’ADOS qui opère aussi dans la zone, (enfin, c’est comme ça que j’ai voulu comprendre les choses).

Je ne vous parlerai pas des puits, je n’y connais rien. D’autant qu’on m’a toujours dit que bâtir sur le sable menait à l’effondrement et qu’ici il vaut mieux avoir du sable au fond d’un puits que de l’argile qui s’effondre dedans. Allez y comprendre quelque chose ! Il a donc fallu reconstruire les puits effondrés avec des buses, étanches dans la partie haute, et des buses filtrantes au fond pour laisser passer l’eau. Curieusement deux buses filtrantes sont restées posées à côté du puits.

sg
L’eau, elle est destinée aux jardins maraîchers tenus par les femmes de Sinthiou-Garbal. Ces femmes peules que je vois grandes, minces, au port majestueux, vêtues de longues robes moulantes multicolores ; musulmanes, elles ne sont pas comme les converties de chez nous empaquetées dans des voiles. 

L’ONG les a formées aux méthodes modernes d’irrigation.

Hélas! Il y a, non de l’eau dans le gaz, mais du fer dans l’eau. Et cela bouche les mini-tuyaux qui devraient servir à l’arrosage goutte à goutte, pour économiser la précieuse eau du Sahel. Devrait, devrait… on y arrivera, disent les spécialistes, à faire déposer le fer sur des filtres avant qu’il n’arrive aux tuyaux. En attendant, les femmes continuent à puiser et porter l’eau.

Vient le clou du voyage « le deuxième forum de développement d’Agnam-Lidoube« . À l’initiative entre autres de Samba Touré, un natif habitué à la France et à nos mœurs, ses habitants, pas plus nombreux que les Saint-Rémois, avaient déjà organisé un forum il y a quatre ans, et veulent faire le bilan des réalisations avant de poursuivre. À 9 heures tout le monde est sous les tentes dressées dans l’enceinte de l’école, les enfants en uniformes entassés dans une classe ; on attend, on attend. À 11 heures 30, le préfet arrive et c’est le branle-bas de combat : musiciens, danseurs, chorale de l’école, discours brefs mais multiples ;

Les ateliers ne commenceront que l’après-midi. Je laisse aux spécialistes le soin de rendre compte de l’économie de l’eau. Maryse a choisi l’éducation et la formation, moi, la santé. Juste fierté des animateurs pour l’édification d’une « case-santé » où travaillent un infirmier, une matrone et un agent de propreté. Déception des mêmes qui considèrent qu’ils remplissent les conditions nécessaires pour avoir la qualification de « centre de santé », ce qui implique que l’État paye l’infirmier – qui joue le rôle de médecin prescripteur. Rien ne vient. En attendant, le village paye. Pour les femmes enceintes, les accouchements, la matrone agit. Mais, comme à Dakar, il n’y a aucune collaboration avec les matrones traditionnelles que, naïvement, j’aurais pensé pouvoir être formées plus vite à nos techniques modernes que celles qui ne connaissent rien à cette pratique. J’entends un exposé fort intéressant – en français, l’halpoular me reste hermétique – sur la malnutrition des très jeunes enfants. Agréablement surprise d’apprendre que, sur les 170 enfants observés, seuls quelques uns avaient une malnutrition modérée. On leur a donné des compléments alimentaires… mais le processus n’a pas été reconduit les mois suivants.

J’entends qu’on a parfois du mal à s’approvisionner en vaccins, en médicaments. Comment les payer, demandai-je, ayant la notion qu’à Dakar, 20 euros par mois pour le traitement d’une hypertension est un prix exorbitant ? Les réponses sont évasives, comme si la question était hors sujet. J’aurais tendance à sortir de là découragée. À quoi bon une case-santé, si on n’a pas la possibilité d’y soigner mieux qu’avant ? J’ai tort. On est sur le chemin. Une chose après l’autre. Patrick et Maryse qui connaissent le Sénégal depuis une quinzaine d’années trouvent que ça progresse. Et puis, il s’est constitué une sorte de tontine à Agnam-Lidoube, avec une cotisation annuelle abordable, on a droit à des remboursements partiels ; hélas pas pour les maladies chroniques fréquentes comme le diabète. Ça viendra, ça viendra !

Pour l’heure, la fierté, c’est l’ambulance acquise par le village (l’hôpital est à 110 kilomètres). D’ailleurs, j’en ai même entendu parler par un bijoutier de Saint-Louis !

N’oublions pas l’hospitalité offerte par Samba Toure dans sa grande maison, ou plutôt ses maisons autour d’une cour ombragée avec ses lits à claire-voie sur pieds, pour se protéger de la chaleur du jour et de la nuit. Une maison pleine de femmes et d’enfants, de maîtresses et de servantes dont nous n’avons pas bien compris la généalogie. Hôtes de marque, nous mangions le thieboudienne ou autre plat succulent à base de riz dans la salle à manger d’honneur avec le maître de maison. Pour la nuit, c’était autre chose, nous n’avons su choisir entre moustiques et cloche moustiquaire trop chaude !

Saint-Louis

Petit arrêt à Podor, sur le fleuve où le Bou El Mogdad, le bateau de croisière tant apprécié par les précédents voyageurs CERADS, reste à quai, faute de clients : les médias sèment la terreur avec Ebola et les djihadistes. Pourtant rien, nulle part dans notre périple, ne nous a fait craindre quoi que ce soit. Petits et grands pourvoyeurs de biens touristiques, eux, ne savent pas comment ils vont survivre.

Puis, le Djoudj, merveille des merveilles : en pirogue au milieu de milliers d’oiseaux : aigrettes et hérons posés dans les roseaux, canards pilets ou sternes volant en escadrilles, grands cormorans solitaires, myriade de pélicans blancs au nid, attendant la sortie de leur couvée.

Mais le Djoudj a bien failli nous garder… 

À l’écart, sur une piste à la recherche des flamands roses, se croyant seul comme nous, un 4X4 fonce malgré le tournant sans visibilité ; grâce au réflexe de Patrick qui jette la voiture dans les fourrés il n’y a eu qu’aile froissée, portière malmenée ; et constat à l’africaine : ça va, ça va, on repart. Costaud la Logan !

Retour à la civilisation. Saint-Louis, ses maisons coloniales, son pont Faidherbe, ses endroits de rêve pour toubabs, langue de barbarie, hydrobase, entre piscine, fleuve et mer, son Institut français…

Dans le local du CERADS, Koumba pose pour les photos, turban relevé ou abaissé sur le front : le peintre doit l’immortaliser sur feuille de papyrus, pour voir ce que ça donnera, si l’on arrive à exploiter le typha de la même façon.

Et on rêve, on rêve de tout ce que le CERADS pourra accomplir. Dans la petite maison qu’ils ont louée à l’écart du bruit des soirées festives et des muezzins trop matinaux, protégés des varans pas trop sympathiques, en compagnie de Nora, la grosse tortue, et des Gazelles – pas les animaux, mais les bières enfin retrouvées -Patrick nous entraîne dans ses projets.

Il en a tant. Sympathisant avec tous ceux qu’ils ont rencontrés, Maryse avec les femmes, Patrick avec les hommes comme il se doit dans ce pays, ils ont écouté les demandes. Il nous faudrait des arrosoirs par ici, des pompes par là… On ne dit pas oui, on ne dit pas non. Il faudra repartir en croisade pour obtenir des financements pour cette ONG que Patrick a osé appeler devant nous saint-louisienne, crime de lèse-majesté pour les Saint-Rémois que nous sommes. Sans compter qu’il semble prêt à lui faire des infidélités pour tenter sa chance, loin au sud, dans la Casamance qu’il ne connaît pas encore !

Rêves et réalisations à suivre en 2015, 2016, etc.